Georges Pompidou : un premier ministre choisi hors du « sérail » politique
Ainsi, alors que l’Assemblée penche nettement à droite et vers le gaullisme – le camp présidentiel compte 323 députés sur 576 – le vote de confiance n’est acquis qu’à une courte majorité de 259 contre 247. Le 5 octobre 1962, le gouvernement de Georges Pompidou est renversé par une motion de censure. Comment est-on arrivé à cette situation paradoxale qu’une partie de ce qui était jusque-là la majorité présidentielle se retourne contre le gouvernement voulu par le président ?
Une motion contre… De Gaulle
Dès le départ, la nomination de Pompidou est dénoncée comme la volonté de pouvoir personnel du général De Gaulle : « Vous formez un gouvernement De Gaulle », lui reproche Guy Mollet, le leader de la SFIO (ancêtre du Parti socialiste). Un mois après l’arrivée de Pompidou à Matignon, le 15 mai, les cinq ministres du MRP (mouvement de centre-droit issu de la Résistance) démissionnent à la suite des propos de De Gaulle sur l’Europe au cours d’une célèbre conférence de presse où il a moqué les partisans de la construction européenne parlant le « volapük intégré »[1]. Les membres du très pro-européen MRP se sont sentis visés, à commencer par le ministre d’Etat chargé de la Coopération également maire de Strasbourg, Pierre Pflimlin.
Mais le fait décisif a été la proposition de De Gaulle de faire élire le président de la République au suffrage universel direct. En effet, De Gaulle, profitant de l’émotion suscitée par l’attentat qui le visait, perpétré par l’OAS au Petit-Clamart le 22 août 1962, propose une semaine plus tard de modifier la Constitution en ce sens – le président était jusque-là élu par un collège de grands électeurs.
D’une part cela heurte, sur le fond, tout ceux qui, même dans sa propre majorité, sont opposés ou à tout le moins méfiants face à un régime qui deviendrait plus présidentiel : les membres du MRP, les républicains indépendants (libéraux), les radicaux de droite… Alliés de circonstance à la SFIO, ils forment alors un improbable « cartel des non » à la révision constitutionnelle. Il faut même y ajouter le ministre de l’Education nationale, Pierre Sudreau, qui faisait figure de successeur possible au chef de l’Etat, mais qui s’oppose frontalement à De Gaulle au cours de deux conseils des ministres[2] ; il démissionnera le 15 octobre.
Pire encore à leurs yeux, sur la forme, le général choisit une ratification par le seul référendum, en se fondant sur l’article 11 de la Constitution, qui stipule que le Président peut soumettre à référendum tout « projet de loi » « portant sur l’organisation des pouvoirs publics ». Or cela est contraire à l’article 89 de la même Constitution, qui prévoit, pour toute modification de la Constitution, d’abord un vote par les deux assemblées avant un référendum[3]. Arguant non sans raison que la modification de la Constitution n’est pas un simple « projet de loi », le président du Sénat, Gaston Monnerville, dénonce une « forfaiture » ; le souvenir du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 comme celui de la crise du 16 mai 1877 par Mac-Mahon (voir notre article sur la crise du 16 mai 1877) hantent les couloirs des assemblées.
« Le jeu normal des institutions est faussé, la Constitution est violée ouvertement, le peuple est abusé. Ce n’est pas une République qu’on nous propose, c’est au mieux un bonapartisme éclairé. […] Réunir en une seule main sur une seule tête, tous les pouvoirs, c’est proprement abolir la démocratie. » (Gaston Monnerville, discours au Sénat, 9 octobre 1962)
Le Conseil d’Etat, d’ailleurs, donne raison au président du Sénat mais le Conseil constitutionnel refuse de se prononcer, ce qui laisse ouverte la voie choisie par le Président – toutefois, à titre individuel, les deux anciens présidents Vincent Auriol et René Coty marquent leur opposition au projet, tout comme Paul Reynaud[4] qui avait présidé le comité constitutionnel de 1958. Bref, c’est presque toute la classe politique, à l’exception de la garde rapprochée du général, qui est vent debout contre la réforme de la Constitution. Le doyen Vedel, référence en matière de droit constitutionnel, précise même que « l’inconstitutionnalité de la procédure choisie est une certitude. » Mais le général n’en démord pas.
Ainsi, début octobre, tout s’accélère : le 2, le Conseil des ministres entérine la proposition de changement de la Constitution et la voie référendaire (art.11 de la Constitution). Le 4, une motion de censure est déposée contre le gouvernement Pompidou. Le 5 une majorité de 280 sur 480 députés l’adopte : Georges Pompidou doit présenter sa démission au Président. Le 6, De Gaulle décide de dissoudre l’Assemblée nationale. Le 28, le référendum est organisé : le « oui » l’emporte avec 61,75 % des voix. Les 18 et 25 novembre, donc après le référendum, les élections législatives sont marquées par la victoire du camp présidentiel.
La présidentialisation du régime
De Gaulle enregistre une double victoire mais elle n’est pas écrasante. D’une part, du fait de l’abstention, importante pour l’époque (près de 23 %), ce sont moins de la moitié des citoyens qui se sont exprimés en faveur de l’élection du président au suffrage universel direct. D’autre part, aux législatives qui ont suivi, si les gaullistes de l’UNR (Union pour la nouvelle République) s’imposent dans 233 circonscriptions, il leur manque quelques élus pour disposer d’une majorité absolue : l’appoint devra être trouvé chez les républicains indépendants emmenés par le jeune Valéry Giscard d’Estaing. En outre, le reste de la droite s’effondre tandis que la gauche progresse légèrement.
Malgré ces réserves, fort du soutien du suffrage universel, le président peut confirmer Georges Pompidou dans ses fonctions de Premier ministre, qui tient ainsi son pouvoir du chef de l’Etat et non de l’investiture d’une assemblée que De Gaulle a su circonvenir et contre laquelle il n’a pas hésité à tordre la Constitution dont il était lui-même à l’origine. De Gaulle peut triompher, dans une conférence de presse en 1964 : « L’autorité indivisible de l’Etat est confiée tout entière au Président par le peuple. »
Les conséquences de cet séquence censure, dissolution, référendum et élections législatives de 1962 marquent la vie politique de la Vème République davantage qu’il y parait.
« Dans l’esprit du général de Gaulle, la réforme, comme on sait, était censée empêcher le retour au « régime exclusif des partis » et donner au chef de l’Etat les moyens, autant politiques que strictement institutionnels, de demeurer l’homme de la Nation, incarnant un idéal de rassemblement au-dessus des partis et des affrontements liés à leur compétition. S’il prend en considération l’ensemble de la période 1962-2012, l’historien a toutes les raisons de conclure à un double pari perdu. » (Gilles Le Béguec, « La rupture de 1962 », dans Espoir, n°171, 2012)
En effet, les législatives de 1962 sont marquées par le retour de l’opposition droite – gauche, estompée depuis la fin de la IVème République. D’une part, la défaite de la SFIO (prédécesseur du Parti socialiste) la pousse à envisager un rapprochement avec le Parti communiste. D’autre part, les forces de droite sont plus ou moins contraintes à un soutien plus ou moins marqué à De Gaulle, à son corps défendant, certes, mais cela tend à ancrer le gaullisme à droite.
Il n’empêche, dans le bras de fer entre l’exécutif et le législatif, le premier l’a emporté et, au sein de l’exécutif, le président de la République devance le chef du gouvernement : cette hiérarchie des pouvoirs marque depuis lors le fonctionnement de la Vème République. C’est un peu un 16 mai 1877 qui aurait réussi, un « coup d’Etat permanent », comme l’écrit François Mitterrand dans un essai paru en 1964 – bien qu’une fois arrivé au pouvoir (1981-1995) il s’empressera de ne rien changer à ladite hiérarchie. Ainsi, quand un président est opposé à un premier ministre, celui-ci doit s’incliner, comme ce fut le cas de Jacques Chaban-Delmas en 1972 face à Georges Pompidou, malgré un vote de confiance massif de l’Assemblée nationale quelques mois plus tôt ; ou de Jacques Chirac à qui le président Valéry Giscard d’Estaing impose un gouvernement en 1976, ce qui le pousse à démissionner. Les seules périodes où l’Assemblée et le gouvernement responsable devant elle retrouvent la prépondérance, c’est lors des cohabitations (1986-1988 ; 1993-1995 ; 1997-2002) contre lesquelles l’exécutif a cru se mettre à l’abri par l’instauration du quinquennat présidentiel (référendum de l’an 2000) et l’organisation de l’élection présidentielle avant les législatives décidée en 2001.
A suivre:Vers la fin de la prépondérance présidentielle?