Ce dimanche 23 février 2025, les élections allemandes ont placé le parti AfD (Alternativ für Deutschland) en deuxième place avec plus de 20 % des voix derrière une droite CDU-CSU en progrès à 28,5 %. L’extrême droite allemande réalise ainsi son plus haut score dans des élections libres depuis 1932, doublant son nombre de sièges au Bundestag, l’Assemblée fédérale allemande.
Or ce parti accepte, voire revendique l’héritage nazi, certes en le dissimulant encore, mais si peu, derrière des affiches ambigües (avec des saluts nazis à peine dissimulés, comme en Thuringe à l’été 2024) ou des jeux de mots douteux, avec le slogan de leur chef de file, Alice Weidel : « Alice für Deutschland », qui rappelle celui de la milice nazie des SA : « Alles für Deutschland » (« Tous pour l’Allemagne »). Et que dire du soutien ultramédiatisé apporté à l’AfD par Elon Musk, le conseillé néonazi de Trump aux airs de savant fou dystopique, qui propose une réécriture malhonnête de l’histoire de l’Allemagne et du nazisme ?
Si l’Allemagne est loin d’être le pays du monde où l’extrême droite obtient ses meilleurs résultats – elle est arrivée au pouvoir sous diverses formes en Argentine, aux Etats-Unis, en Italie, en Hongrie, sans parler de l’Inde de Modi… – cette poussée de l’AfD interroge, dans le pays qui a vu le nazisme arriver au pouvoir le 30 janvier 1933 avec la nomination d’Hitler comme chancelier du Reich, avec les conséquences terribles que l’on sait pour l’ensemble de l’Europe et du monde : déclanchement de la Seconde guerre mondiale, génocide des Juifs et des Tsiganes…
Dans ce contexte, l’historien Johann Chapoutot nous propose une étude bienvenue sur l’arrivée des nazis au pouvoir le 30 janvier 1933. Ou plutôt sur la façon dont, essentiellement au cours de l’année 1932, la majeure partie de la droite libérale et conservatrice les ont fait accéder au pouvoir. En effet, contrairement à une idée encore largement répandue – et fausse – les nazis ne doivent pas leur arrivée au pouvoir à une élection : Hitler n’a jamais été élu. Ni à une « prise de pouvoir » comme on le lit parfois, même dans des publications sérieuses – il avait d’ailleurs manqué lamentablement son coup d’Etat de 1923.
En réalité, les nazis, en 1933, n’ont fait que s’installer dans un pouvoir qui leur a été donné. Mais par qui ? Dans Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? (chez Gallimard), Johann Chapoutot montre que c’est la droite libérale, conservatrice et nationaliste, appuyée sur les élites économiques, financières et militaires, qui a préféré pousser les nazis à la chancellerie plutôt que de voir menée une politique soucieuse de partager, même très modérément, une partie de la richesse nationale. Nous nous sommes appuyés sur cet ouvrage, dont nous recommandons vivement la lecture, passionnante, mais aussi sur d’autres, afin de proposer cette réflexion.
Ainsi, l’ascension des nazis, selon la lecture que J. Chapoutot nous invite à faire de cette histoire, n’a rien d’irrésistible, même si la progression électorale du NSDAP (le parti politique d’Hitler) est considérable entre 1930 et 1932. C’est au contraire une droite désemparée qui, affaiblie par sa propre politique économique, inefficace et impopulaire, tourne le dos au parlementarisme dès 1930 et décide, pendant la décisive année 1932, de donner le pouvoir aux nazis, pensant être en mesure de se jouer d’eux. Les nazis n’ont plus alors qu’à se glisser dans les oripeaux de la République allemande dite « de Weimar » et enfiler les habits de l’autoritarisme bien préparés par la droite. Notre article.
Une idée reçue très répandue – et fausse : les nazis ont « pris » le pouvoir par les urnes
Le parti nazi se rallie à la stratégie électorale
Le parti nazi s’appelle en réalité : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei, ou NSDAP, c’est-à-dire : Parti national-socialiste des travailleurs allemands, ce qui, par apocope (on ne garde que le début de l’expression) donne : nazi (en allemand, prononcer : « natsi »). Il a été fondé en 1919 ; il n’était alors que le DAP, le « national-socialisme » a été ajouté en février 1920 par pur opportunisme, pour lancer « un double appel à la droite et à la gauche » (J. Chapoutot et C. Ingrao, Hitler, p.72).
Mais le petit parti ne pèse guère à côté des autres grands partis de l’extrême droite ou de la droite nationaliste comme le DNVP, le parti populaire national-allemand. Les dirigeants du NSDAP s’associent au putsch de 1923, dirigé par le général Lundendorff. L’échec est cuisant : Hitler est condamné pour haute-trahison mais à une légère peine d’incarcération, grâce aux idées très nationalistes du président du tribunal. Il écrit Mein Kampf en prison et met au point une nouvelle stratégie de conquête du pouvoir : la voie électorale.
a stratégie électorale nazie pour prendre le pouvoir est tenue en échec
Dans un premier temps, cette stratégie est un échec : le parti ne « décolle » pas aux élections. Du moins pas avant 1930. En effet, face à une réponse impopulaire du gouvernement à la crise économique importée des Etats-Unis, le parti nazi, qui ne rassemblait encore que 2,6 % des voix en 1928, convainc 18,3 % des électeurs en 1930, après la dissolution du Parlement voulue par le chancelier Brüning face à un Reichstag qui lui résistait.
Puis, après une autre dissolution ratée par le pouvoir en place (von Papen), il atteint son apogée électorale avec 37,3 % des voix (juillet 1932). Entre temps, Hitler, qui venait d’obtenir la nationalité allemande, avait réussi à atteindre 30 % des voix au premier tour de la présidentielle le 12 mars 1932 – mais, contrairement à ce que l’on entend encore parfois, Hitler n’a jamais été élu.
Cette fulgurante progression électorale du début des années 1930 se double de l’effondrement de la droite « classique », conservatrice, libérale, nationaliste. Le chancelier von Papen n’est soutenu que par une base électorale qui s’est affaissée autour de 10 % des voix en 1932.
Il faut se garder de considérer l’arrivée des nazis au pouvoir comme inéluctable : elle est loin d’être évidente en 1932. C’est d’autant plus tangible que les nazis, à la fin de cette année, ont connu un reflux électoral qui montre leur incapacité à prendre le pouvoir par les seules élections. Goebbels, maître d’œuvre de la propagande nazie, indique même dans son journal personnel qu’Hitler envisage de se suicider si sa stratégie échoue – et elle en train d’échouer en décembre 1932.
Le parti nazi se divise sur la tactique à suivre : participer à un gouvernement de droite, comme cela leur est proposé depuis au moins l’été 1932 ? Ou exiger la chancellerie, c’est-à dire la tête du gouvernement, comme Hitler le prône, mais sans succès ?
Le numéro deux du NSDAP, Strasser, théoricien du nazisme et efficace organisateur du parti, était alors aussi charismatique que Hitler ; il menace de quitter le parti pour s’allier avec la droite et démissionne de toutes ses responsabilités au sein du parti nazi le 8 décembre 1932. De nombreux cadres du parti sont prêts à le suivre et à désavouer la stratégie hitlérienne. Il s’en faut de peu que le parti n’explose. C’est dire que l’arrivée de Hitler au pouvoir n’a rien d’irrésistible !
En réalité, les nazis ont été appelés au pouvoir par une droite aux abois, en plein désastre électoral, du fait des échecs de leurs politiques économiques successives.
Comment la droite allemande a donné le pouvoir aux nazis
Vers la présidentialisation de la République
Le régime politique de l’Allemagne est, depuis la défaite de 1918 et l’effondrement de l’Empire, une République, dite « de Weimar » car c’est dans cette petite ville de Thuringe que sa constitution a été adoptée et proclamée. C’est un régime parlementaire, c’est-à-dire que le gouvernement, dirigé par le chancelier, est responsable devant le Parlement, mais avec un président élu au suffrage universel direct, ce qui lui donne une légitimité importante.
Or, après le social-démocrate Ebert (1919-1925), c’est la maréchal Paul von Hindenburg qui est élu président en 1925. Issu de la noblesse terrienne de Prusse, il est un nationaliste conservateur, peu versé dans les affaires politiques mais entouré d’un groupe de conseillers plus ou moins compétents mais tous issus des élites militaires ou économiques – groupe que l’on appelle la « Kamarilla » (ou la camarilla), c’est-àdire la « petite chambre » – par opposition à la « grande », l’Assemblée élue appelée Reichstag.
Or en 1930, la coalition de gouvernement en place depuis 1928, dirigée par Hermann Müller, leader du SPD (le Parti social-démocrate) avec le Zentrum (centre) et la droite modérée, vole en éclat face aux solutions à apporter à la crise économique arrivée des Etats-Unis (du fait du krach boursier d’octobre 1929) : le SPD de centre-gauche, premier parti du Reichstag, prône une politique de relance par la consommation ; la droite une politique d’austérité et de déflation (baisse des salaires) pour garantir un équilibre budgétaire. Le Parlement n’est plus gouvernable, Müller démissionne. Le président Hindenburg nomme un gouvernement minoritaire avec Heinrich Brüning (Zentrum). Mais pour pouvoir gouverner, la Kamarilla autour de Hindenburg propose d’utiliser l’article 48-2 de la Constitution de 1919 :
« Le Président du Reich peut, si la sécurité et l’ordre public sont gravement compromis ou menacés, prendre les mesures nécessaires au rétablissement de la sécurité et de l’ordre public et procéder au besoin avec l’aide de la force armée ».
(Constitution allemande de 1919, art.48-2)
A suivre :Du NSDAP à l’AFD : le 30 janvier 1933 en Allemagne, une droite irresponsable confie le pouvoir aux nazis (part2)