Donc, c’est sous le thatchérisme que naît cette hostilité systématique des médias envers la gauche traditionnelle, attachée à la défense du monde ouvrier.
Disons qu’il y a un moment propre aux années 1980. Un exemple (avec celui de la grève de 1984) est la campagne extrêmement virulente contre la gauche du parti travailliste. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, émerge un dirigeant très à gauche : Tony Benn, une figure de premier plan, qui a évolué vers la gauche au fil de sa carrière. Ministre de l’Industrie en 1975-1976, il brigue ensuite la direction du parti. Il y a donc le risque de voir le Labour dirigé par une figure emblématique, pas juste travailliste, mais dans une tradition explicitement socialiste, avec des liens avec la gauche radicale anticapitaliste, avec des références au marxisme, aux grandes expériences de contrôle ouvrier des années 1970 en Grande-Bretagne, elles-mêmes parfois inspirées par les expériences yougoslave, portugaise ou de la jeune Algérie indépendante. Tony Benn proposait un programme : l’Alternative Economics Strategy, la stratégie économique alternative. Et il y a de bonnes raisons de penser que la formule célèbre de Margaret Thatcher, « Il n’y a pas d’alternative », n’était pas seulement une formule générale pour imposer une norme néolibérale exclusive, les privatisations, etc., mais résonnait aussi dans le contexte proprement britannique, en réponse à une certaine radicalité qui s’était exprimée au cours des années 1970 et qui se prolongeait alors dans la « stratégie économique alternative », le programme de rupture associé à Tony Benn.
Donc l’hostilité à Benn, c’est une hostilité à la gauche, une gauche qui représente vraiment une menace. D’ailleurs, les médias en prennent la mesure : on parle alors de la « loony left », de gauche cinglée, et dans les journaux, on voit Tony Benn, Ken Livingstone et une série d’autres dirigeants pris en photo au moment le plus défavorable, où ils ont l’air vraiment dingues. Il s’agit d’écarter ce danger, et ce danger va être écarté lorsque Neil Kinnock prendra la tête du parti dans les années 1980.
Il faut dire que tout ceci n’est pas sans précédent, là encore. Il faudrait parler du rôle de la jeune BBC face à la grève générale de 1926 ; à celui du Daily Mail et sa fausse « lettre de Zinoviev » aux travaillistes à la veille des élections d’octobre 1924 ; aux rumeurs d’espionnage pour le compte de l’URSS dirigées contre le Premier ministre travailliste, Harold Wilson, à la fin des années 1960.
Les années 1980 représentent un seuil dans cette histoire et dans les années 1990, on peut parler d’un basculement et d’un délitement de tout l’héritage ouvrier du XXe siècle et de cette espèce de pilier syndical de l’État britannique d’après-guerre – il y avait quand même 13 200 000 syndiqués en 1980 ! Au gré de la désindustrialisation, de la montée du chômage de masse et des lois antisyndicales, il y a un reflux de cette construction sociale et politique gigantesque, centrale dans la culture politique britannique, et ce reflux devient une véritable relégation symbolique dans des médias appliqués à célébrer la nouveauté de la fin de la guerre froide et de la disparition des bastions du monde ouvrier le plus familier.
C’est sur ce terreau que Tony Blair arrive au pouvoir.
Blair est élu avec une forte majorité absolue en 1997. Blair est soutenu médiatiquement par le principal soutien historique de la droite, c’est-à-dire Rupert Murdoch et le journal le Sun. Quand Blair est élu, le Sun fait une première page où il titre : « It’s the Sun wot won it ». C’est une expression d’anglais oral un peu cockney, un peu familière, qui signifie : « C’est grâce à nous ». Donc quand on dit « Blair, c’est la droite », ce n’est pas juste des procès d’intention. Dans le succès médiatique de ce néo-travaillisme il y a une espèce de fétichisme du nouveau, c’est la nouvelle économie, le nouvel ordre post-guerre froide après la chute du Mur, etc., on est encore dans ce moment-là de triomphalisme et il y a un réalignement médiatique sur cette « gauche moderne ». Pourquoi elle est moderne ? Parce que Blair fait abolir dans un vote du Congrès la clause IV de la constitution du parti travailliste qui disait de manière vague que le parti travailliste visait la propriété commune des moyens de production. Cette formule censée représenter l’ambition « socialiste » du travaillisme faisait signe en direction de politiques de nationalisation, d’étatisation, sans que l’on puisse même parler de socialisme d’État. En tout cas, symboliquement, le renoncement formel à cette clause IV était le signal d’une « modernisation », où le marché, la libre concurrence, l’entreprise étaient maintenant mis au centre, c’est ça qui compte !
A suivre:Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche(part4)