Justement, cette série de bons résultats électoraux ne lui offre pas un certain répit sur le terrain médiatique ?
Non, ça ne cesse jamais. Non seulement Corbyn est de gauche, mais en plus il est issu d’un milieu de petite classe moyenne populaire, qui n’a pas fait les écoles classiques de l’élite politique. On est en Grande-Bretagne, et Corbyn n’est pas un produit de ce gros résidu aristocratique, nobiliaire. Tant que ces gens sont sur les arrières bancs du Parlement ça va encore, mais l’idée qu’ils puissent arriver à Downing Street… Il y a une disqualification sociale et symbolique qui est très forte. Boris Johnson a, lui, la particularité d’être tellement l’homme du sérail que ses bouffonneries et ses outrances sont acceptables, ses saillies formidablement sympathiques. Une personne jamais sérieuse, qui déconne, qui arrive décoiffée avec sa tasse de thé, une espèce de caricature de nobliau excentrique sorti d’une comédie du genre « Quatre mariages et un enterrement ». Donc ça, pas de problème ; mais Corbyn, jamais de la vie !
Mais c’est vrai qu’après cette presque victoire en 2017, la progression électorale des travaillistes est telle que personne ne songe à lui demander de quitter la tête du Labour. D’habitude c’est « tu perds, tu pars », là non. Par ailleurs, dans les mois qui vont suivre, la structure bureaucratique au service de la direction du parti qui est entièrement acquise au blairisme va être renouvelée avec l’arrivée d’une nouvelle secrétaire générale, Jenny Formby, issue du monde syndical, proche de Corbyn, et de beaucoup de gens loyaux. La direction du parti paraissait donc en bien meilleur état de marche pour permettre une victoire prochaine.
D’où, après une brève période d’accalmie post-électorale, une reprise des attaques. Par exemple, vers février-mars 2018, se répand la rumeur selon laquelle Corbyn était un agent des services de renseignement tchécoslovaques en 1986. C’est un député conservateur qui a sorti ça. Il y a eu une démarche en justice, il s’est pris une amende de 30 000 £, ça s’est réglé comme ça, mais ça a duré 15 jours. Et le truc est tellement énorme que même les médias les plus hostiles n’ont pas trop insisté dessus. Mais à peu près dans les mêmes semaines (vers mars 2018), Newsnight – un programme de commentaire politique de la BBC – utilise en arrière-plan, pendant toute la durée de l’émission, une image de Corbyn avec une casquette genre bolchévique sur fond de Kremlin rougeoyant… Mais ça, ce n’est rien en comparaison de l’extrême virulence du programme documentaire phare de BBC 1, « Panorama », diffusé à l’été 2019, sur l’antisémitisme dans le Labour quelques mois seulement avant les élections de décembre 2019. Il faut regarder l’indispensable documentaire – « The Labour File » – qu’Al Jazeera a consacré à cet épisode, entre autres.
Est-ce que les médias français s’intéressent alors à ce qui passe chez les travaillistes, et si c’est le cas est-ce qu’ils sont aussi hostiles à Corbyn que leurs confrères britanniques ? Parce qu’en France, à la même époque, Mélenchon qui a fait près de 20 % à la présidentielle, est en permanence dans le collimateur des médias.
Le parti travailliste qui avait environ 200 000 militants en 2015 se retrouve avec près de 600 000 militants deux ans plus tard, au moment où la plupart des autres partis sociaux-démocrates européens sont mal en point. Il se passe donc quelque chose d’énorme. Dans les médias français, ce phénomène n’a éveillé aucune curiosité. Compte tenu de l’état du PASOK grec, du PS en France, alors qu’à un moment, ces partis sociaux-démocrates étaient hégémoniques en Europe, la singularité britannique aurait dû susciter un intérêt certain. Mais non, rien. Il y en a qui ont quand même réussi à se distinguer dans la malfaisance, je me souviens, par exemple, des chroniques de Claude Askolovitch, d’une hargne effrayante.
Pour ce qui est de la comparaison avec Mélenchon et LFI, l’une des grandes différences c’est que Corbyn est à la tête d’un énorme parti de la social-démocratie historique, qui est là depuis près de 120 ans et qui est forcément appelé à exercer le pouvoir dans un système bipartisan. Donc en termes de structuration politique et institutionnelle, la différence est considérable avec la France. Mais globalement, on voit que les situations sont très similaires. Comme dans le cas de Corbyn, Mélenchon est construit en point de cristallisation de tous les malaises de la société française. L’autre jour, j’entends dans la matinale de France Culture le gars qui fait un petit billet politique tous les matins, qui est toujours très gentil et très agréable, mais qui reprend l’antienne selon laquelle Jean-Luc Mélenchon « a brutalisé le débat politique ». L’élément de malaise et de brutalisation du débat politique, c’est Jean-Luc Mélenchon. Les gens qui ont perdu une main ou un œil dans des manifestations de Gilets jaunes, les dirigeant politiques qui ont utilisé plus de vingt fois le 49.3, l’extrême droite qui a sa chaine d’info, tout ça, ce n’est pas une brutalisation du champ politique ! Mais que Mélenchon ait un ton polémique, c’est insupportable, c’est ça la violence… Son bilan de la semaine sur son blog, c’est une contribution au débat politique en termes de contenu, en termes d’information qui est quand même d’assez haut niveau, que l’on soit d’accord ou pas. Pourtant, le cadrage médiatique archi dominant c’est que c’est lui, Mélenchon, « l’élément toxique de la situation ». Et se greffe là-dessus un certain choix des mots qui trahirait une espèce de fond d’antisémitisme. Ça fait des années que ça dure mais depuis le 7 octobre ça a ressurgi très fort et cela participe, entre autres éléments, à l’analogie avec Corbyn entre 2017 et 2019 en particulier.
A suivre:Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche (part 6)