Et comment les médias de gauche réagissent-ils à ce moment-là ?
Les
médias de gauche, c’est quoi, en Grande-Bretagne ? Souvent, on pense
que dans la presse, le média de gauche, de centre gauche, principal
serait le Guardian. Et l’Observer. Au vu des dernières années, on a du mal à se dire ça. Au Guardian,
qui est une expression du centre gauche travailliste, on peut parfois
trouver des travaux d’enquête très poussés, la révélation de vraies
affaires, des choses magnifiques sur le plan journalistique. Après, il y
a ce qui relève de la routine informationnelle qui n’est pas du tout du
même ordre et qui est finalement très conformiste.
Le meilleur
exemple que je peux donner c’est le magazine du parti communiste
britannique. Historiquement le PC britannique a toujours été très petit
mais influent, notamment dans le monde syndical. Et surtout, son
magazine Marxism Today avait à la fin des années 1980 et au
début des années 1990 un rayonnement énorme, jusqu’à voir des ministres
conservateurs lui donner des interviews. On pouvait y lire des articles
de célébrités de la gauche intellectuelle comme Eric Hobsbawm ou Stuart
Hall. Eh bien, même cette revue a contribué à une espèce d’illusion
blairiste. Même pour Eric Hobsbawm, le grand historien lié au PC, comme
pour beaucoup de gens dans le milieu intellectuel et en lien avec la
presse classée à gauche en Grande-Bretagne, il y a une espèce d’adhésion
à cette nouveauté travailliste qui prend acte de la chute du Mur, qui
prend acte de la désindustrialisation de l’économie britannique et
surtout qui permet d’en finir avec un pouvoir conservateur détesté et
continuellement au pouvoir pendant 18 ans. Donc il y a une espèce de
consensus autour de l’émergence du néo-travaillisme qui veille de son
côté à maîtriser son image : les dépenses de communication du
gouvernement Blair sont le double de celles de Thatcher qui en faisait
déjà beaucoup en la matière.
Et
après la longue nuit blairiste, on arrive en 2015 avec l’accession de
Jeremy Corbyn à la tête du Labour. Il est en butte à l’hostilité des
médias d’emblée ?
Quand Corbyn arrive à la tête du parti
en 2015, on pense d’abord que ce type-là ne sera jamais élu ; les
parrainages de parlementaires travaillistes lui ont permis de briguer
l’investiture pour pouvoir afficher un certain pluralisme. Mais assez
rapidement, et contre toute attente, il y a un engouement énorme.
Certains commencent à angoisser. Commencent à resurgir « la gauche
radicale », les dangers qu’il ferait courir à l’économie, à la défense
du pays et les connexions avec l’Irlande : c’est « l’ami des terroristes
irlandais ». Mais ça, ça ne marche plus car pour toute une génération,
c’est dépassé, c’est les années 1970, ils s’en fichent. Voire, quand ils
savent des choses sur les années 1970, ils estiment que c’était pas mal
sur plein de questions : de logement, de salaire, de politique sociale,
etc. Et puis Gerry Adams et le Sinn Fein étaient devenus des acteurs
politiques électoraux légitimes et de premier plan. Donc tout ça ne
marche pas, alors on l’attaque aussi sur le fait qu’il soit soutenu par
une gauche radicale, soi-disant violente, qui pratiquerait
l’intimidation, avec de vraies fabrications de faux événements.
Les
activistes de la Media Reform Coalition, sorte d’équivalent britannique
d’Acrimed, ainsi que plusieurs études d’universitaires qui ont fait un
travail quantitatif sur de gros corpus et de longues périodes ont montré
que le traitement médiatique des travaillistes sous Corbyn, et de
Corbyn lui-même, était quasi universellement défavorable. Dès 2015, le Guardian a été absolument complice de ce sabotage, et le restera de bout en bout. Dans la presse sérieuse, il y a le journal The Independent,
qui a assez longtemps traité Corbyn et la gauche corbyniste de manière
plutôt objective. Mais à un moment, ça s’arrête et on a quelque chose
qui ressemble à une reprise en main et un alignement sur la campagne
anti-Corbyn.
Globalement, jusqu’à 2017, on met l’accent sur
l’incompétence de Corbyn, « le type qui ne saura pas faire ». Non
seulement son incompétence mais comme il est issu de la circonscription
londonienne de Islington, jadis quartier très populaire devenu un
quartier qu’on appellerait « petit bourgeois de gauche », on lui
reproche d’être élu par une jeunesse plutôt diplômée, déconnectée des
« réalités » du « pays profond » – sur une variation des malheurs de la
« classe ouvrière blanche ». Donc subitement, le reste de l’échiquier
politique trouve que les ouvriers, c’est super, et que les jeunes
diplômés sur les bancs de la fac sont dans leur bulle, ne connaissant
rien à l’authenticité ouvrière. Et dans les médias infuse cette idée que
Corbyn conduit à la catastrophe parce qu’il est soutenu par de petits
groupes marginaux, de nantis, et notamment, au sein du parti
travailliste, par Momentum qui a été fondé pour soutenir sa campagne et
qui serait composé d’une jeunesse bobo, des « extrémistes » déconnectés.
Il
y a un premier test électoral à la toute fin de l’année 2015 avec une
élection partielle dans une circonscription du nord du pays et l’on
pense que ce sera le début de la fin pour Corbyn qui est censé essuyer
un revers. Le journaliste du Guardian va faire un reportage sur
place : c’est le nord, il pleut, les gens sont pauvres, ils sont cons
mais on les aime parce que de toute façon, ils détestent la gauche –
bref, tous les clichés y passent et ces médias prédisent une grosse
claque pour la gauche travailliste. Or le candidat soutenu par Corbyn
est élu à une large majorité et à chaque nouvelle élection, l’échec
attendu – et espéré par la grande majorité du parti travailliste
parlementaire – n’arrive pas.
Quand arrivent les législatives
anticipées en juin 2017, dans les sondages ça se présente mal, tout le
monde est très content, pensant qu’il va se prendre une raclée et sera
enfin obligé de laisser la place. Mais à mesure que l’élection approche,
les travaillistes remontent, Theresa May commet des maladresses
terribles, et le jour du vote le parti travailliste connaît sa plus
forte progression électorale depuis 1945, en gagnant des
circonscriptions qu’il n’avait jamais réussi à prendre. Et il réussit ça
malgré un acharnement de tous les médias : « Corbyn l’incompétent », le
« non premier ministrable », la « calamité », « l’hiver nucléaire », la
« fin du débat démocratique en Grande-Bretagne », etc. Cela dit, la
campagne électorale impose d’accorder un temps de parole qui permet à
cette gauche de s’adresser plus directement au pays, et le programme
anti-austérité, ainsi que l’engagement à respecter l’issue du référendum
sur le Brexit acquièrent une très large audience.
A suivre:Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche (part5)