Dans les faits, les 14 propositions retenues par le ministre Philippe Tabarot reposent largement sur des recettes issues des futures concessions autoroutières, qui n’arriveront pas avant 2032–2037. En attendant, la SNCF est mise à contribution par son fonds de concours, ses bénéfices commerciaux, des cessions d’actifs ou des dispositifs fiscaux incertains. Ces annonces, qui pour beaucoup prolongent les mêmes logiques dénoncées depuis vingt ans, peinent à convaincre le monde ferroviaire.
Syndicats, experts et responsables de terrain dénoncent l’absence de mesures concrètes à court terme, le désengagement de l’État et la poursuite d’une politique de rentabilité au détriment du service public, de la cohésion territoriale et des conditions de travail. Nous avons interrogé Bérenger Cernon, député-cheminot LFI et militant syndical, pour analyser les choix du gouvernement à la lumière des réalités du terrain et exposer les alternatives possibles.
« Tous les rapports, les études et l’histoire même du chemin de fer démontrent que le choix de miser sur le privé pour redresser le ferroviaire est une gabegie, en plus d’être une erreur stratégique terrible »
Le gouvernement présente sa loi comme « historique », mais elle reste une loi d’orientation sans calendrier clair ni financement garanti. Que vous inspire cette situation et quels risques identifiez-vous pour la qualité des infrastructures et la capacité du service public à répondre aux besoins des usagers ?
Bérenger Cernon : Je suis profondément déçu du peu de concret ressortant de cette conférence, alors que tout le monde s’accorde à dire qu’il y a urgence à agir et à investir. On affiche des montants à atteindre, mais comment ? Avec quel délai ? Quelle pérennité dans le temps ? Quelle contrainte vis-à-vis de Bercy pour les atteindre ? Rien. On reste quasiment dans le même flou qu’avant cette conférence ; nous avons juste un fléchage un peu plus précis d’un certain nombre de recettes, mais sinon, c’est le néant.
Cela est d’autant plus vrai que le gouvernement mise énormément sur les bénéfices des sociétés d’autoroutes. Mais il y a mieux à faire, car il y a un risque qu’une fois de plus, cela se reporte sur le prix du péage ferroviaire (30-40 % du prix du billet) et donc, indirectement, sur le dos des usagers. Mais en plus, cela n’est pas immédiat, or nous avons besoin de cet argent dès 2028.
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Le gouvernement prolonge les concessions autoroutières et facilite l’entrée des opérateurs privés dans le ferroviaire, tout en maintenant la charge financière sur la SNCF. Que dit ce choix politique selon vous et quelles en sont les conséquences ?
Bérenger Cernon : On est clairement dans un choix purement idéologique et dogmatique. Tous les rapports, les études et l’histoire même du chemin de fer démontrent que le choix de miser sur le privé pour redresser le ferroviaire est une gabegie, en plus d’être une erreur stratégique terrible. On perd en efficacité, cela coûte plus cher au final, et en plus, nous perdons de notre souveraineté nationale.
Le ferroviaire, de par ses contraintes, est un monopole public naturel. Forcer à faire le contraire ne peut qu’être un échec. Le choix de faire des ristournes sur le prix des péages aux sociétés privées entrantes est scandaleux et démontre que le prix des péages est un frein indéniable à la baisse du prix des billets de train.
Tout comme le fait de ne pas obliger les entreprises privées arrivant sur ligne à grande vitesse à desservir des gares intermédiaires, ce qui amènera, mathématiquement et au fur et à mesure, à une fermeture de celles-ci. Et enfin, pour bien enfoncer le clou de la distorsion, le gouvernement fait le choix de ne pas élargir le fonds de concours aux entreprises autres que la SNCF. Une fois de plus, l’entreprise historique va financer seule le système.
Le rapport prévoit que la SNCF finance la modernisation via son fonds de concours et d’autres outils, tout en restant contrainte par la « règle d’or ». Cela ne met-il pas en péril la SNCF, ses finances et les conditions de travail des cheminots ? Et que pensez-vous du recours aux PPP (partenariats public-privé) ?
Bérenger Cernon : La SNCF, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est vouée à disparaître, et c’est d’ailleurs le but de ce gouvernement, mais plus largement de tous les gouvernements depuis 40 ans. Ils ne veulent plus de monopole public ; ils ne supportent pas de voir une entreprise qui n’aurait pas comme objectif la rentabilité mais le service aux usagers comme priorité. Cependant, ils sont suffisamment intelligents pour savoir que le privé ne pourra pas faire mieux. Il leur faut donc trouver une solution et c’est ainsi qu’ils contraignent la SNCF à être rentable tout en assurant des missions de service public, ce qui, à terme, est intenable en raison de la fameuse règle d’or.
La logique de rentabilité sabre drastiquement les effectifs et les conditions de travail, au détriment de la sécurité, contraint à des économies sur la masse salariale tout en réduisant la qualité de service — mais cela importe peu à nos gouvernants. Enfin, tous les bénéfices réalisés au prix du travail des cheminots sont reversés dans les caisses de l’État puis dans celles de SNCF Réseau via le fonds de concours, pour l’entretien, permettant ainsi à l’État de faire des économies conséquentes sur le dos, une nouvelle fois, des cheminots et des usagers.
Ce modèle est voué à l’échec, mais il permet entre-temps à certains de s’en mettre plein les poches. Les PPP (partenariats public-privé, c’est-à-dire des contrats associant financement et gestion partagée entre l’État et des entreprises privées) sont là aussi un abandon complet du rôle de l’État dans l’organisation et l’investissement de ces infrastructures, en plus d’être une source de surcoût énorme.
L’exemple de la société Lisea exploitant de la LGV (ligne à grande vitesse) Tours-Bordeaux en est le plus criant. Un taux de rentabilité garanti par l’État mais, en plus, extrêmement élevé, provoquant de fait des péages extrêmement chers. Pour inverser cette logique, la solution est plutôt simple, encore faut-il en avoir la volonté. C’est d’ailleurs ce que j’ai pointé dans le rapport de ma mission d’information sur le rôle du ferroviaire dans le désenclavement des territoires. Nous pouvons parfaitement aller chercher un financement par la Caisse des dépôts : ce choix s’inscrirait dans une volonté de valoriser le réseau ferroviaire et ses infrastructures comme un bien commun national et non seulement comme un coût dont la collectivité doit s’acquitter.
La concurrence sur le ferroviaire fragilise la péréquation historique et menace les dessertes des territoires moins rentables. Quelles conséquences concrètes observez-vous sur la cohésion nationale et les habitants des zones rurales et des villes moyennes ?
Bérenger Cernon : L’arrivée de la concurrence va faire disparaître toute notion de cohésion sociale et territoriale. Nous en voyons déjà les prémices aujourd’hui avec une tarification des TER (trains express régionaux) à la carte en fonction des régions, une billettique complètement folklorique et incompréhensible, des correspondances qui se multiplient de plus en plus aux frontières des régions, chacun voulant gérer ses trains, des gares qui ferment par manque de rentabilité alors qu’elles sont essentielles pour la viabilité de nos territoires ruraux, des gares intermédiaires sur LGV (ligne à grande vitesse) qui ne seront plus autant desservies qu’auparavant, etc.
Les exemples sont nombreux, que ce soit sur ligne classique comme sur ligne à grande vitesse. La gare d’Angoulême sur la LGV Tours-Bordeaux est de plus en plus « oubliée » de la desserte ferroviaire, alors que la cadence des trains s’y arrêtant devait augmenter. Le prix du sillon (redevance payée pour utiliser la voie) étant tellement cher, cela oblige à avoir un taux de remplissage des trains très élevé pour faire un maximum de rentabilité et donc, il n’y a aucun intérêt à s’arrêter dans des gares intermédiaires (le taux de remplissage n’étant pas le même dès lors qu’on met un point intermédiaire).
La région Bourgogne-Franche-Comté est également l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Des lignes sont très fortement menacées de fermeture, la plupart des gares sont fermées et seule une borne fait office de guichet.
Enfin, alors qu’auparavant les trains omnibus montaient jusqu’à Paris, dorénavant ceux-ci sont tous terminus Montereau (première gare de la région Île-de-France) avec correspondance dans cette gare, changement de quai, changement de train et, bien évidemment, perte de temps. Sans parler que le jour où votre TER Bourgogne sera en retard, il est évident que le TER Île-de-France n’attendra pas… Ces correspondances sont un frein énorme au développement du train et au désenclavement des territoires.
Certains parlent d’un démantèlement planifié du service public ferroviaire. Partagez-vous cette analyse ? Quels signes en voyez-vous et quelles leçons tirer des échecs britanniques et suédois ?
Il est évident que le démantèlement du service public ferroviaire est non seulement planifié mais, en plus, exécuté à marche forcée. Il y a eu, dans un premier temps, une casse méthodique de l’entreprise publique en passant d’une entreprise unique, à deux, puis à trois et enfin à cinq entreprises aujourd’hui.
À cela s’est ajouté le changement de statut juridique, la passant d’EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial) à SA (société anonyme), ce qui n’est en rien anodin. Une fois avoir parfaitement démantelé l’entreprise publique et l’avoir bien préparée à être vendue à la découpe, on passe à sa vente, et c’est aujourd’hui ce qui est en cours avec les différents lots ouverts à la concurrence.
Les dérives en termes de sécurité sont de plus en plus frappantes et la coordination ainsi que la cohérence des décisions sont de plus en plus inquiétantes. Les préoccupations sont grandes puisque les pays nous ayant devancés sur la question de l’ouverture à la concurrence sont en train de faire machine arrière. Aucun système ferroviaire ne s’autofinance. Nos gouvernants devraient arrêter de se croire toujours plus intelligents ou visionnaires que les autres, surtout quand on voit leur résultat actuel…
La France insoumise propose de reconstruire un pôle public ferroviaire en réintégrant les entités actuelles de la SNCF. Pourquoi ce projet vous semble-t-il nécessaire et comment surmonter les contraintes européennes ? Quelles seraient les premières étapes pour y parvenir ?
Ce projet est nécessaire car le ferroviaire est un monopole naturel, de par sa complexité, de par son organisation mais surtout de par sa nécessité dans la cohésion et le développement de nos territoires. L’argument de dire « l’Europe nous impose », « on n’a pas le choix », etc. est fallacieux, car rien n’oblige par exemple à pratiquer toutes ces ristournes et à répondre obligatoirement par des filiales ! Ce sont bien les régions qui imposent cela. La SNCF serait tout à fait en mesure de répondre via sa maison mère et, bizarrement, non, car les régions imposent ce choix dans leur cahier des charges. Rien à voir donc avec l’Europe.
Alors certes, il y a des contraintes européennes, mais rien n’empêche de rentrer en conflit avec ces choix européens qui finalement font perdre toute souveraineté nationale à notre pays. Il faut savoir ce que l’on veut. C’est aux citoyennes et citoyens en premier lieu de décider de leur modèle économique national, pas à Bruxelles ! L’étape prioritaire pour reconstruire un véritable service public est tout simplement d’arrêter de brader notre patrimoine au privé ! Les règles du jeu à géométrie variable, ça suffit !
Sources:linsoumission.fr (Propos recueillis par Mathieu P.)