Ainsi, après l’humiliante motion de censure de septembre 1932, c’est une nouvelle dissolution qui est décidée et de nouvelles élections législatives organisées, le 6 novembre 1932. Leur résultat confirme l’effondrement des soutiens au gouvernement. Von Papen qui tente malgré tout de se maintenir au pouvoir, est poussé à la démission par von Schleicher, qui s’installe à son tour à la chancellerie. Celui-ci a pris la mesure de la menace nazie et refuse désormais de négocier avec Hitler, mais tente de faire exploser le NSDAP en attirant à lui l’ex-numéro 2 du parti, Strasser.
Il fait le choix de trouver une majorité, même relative, en réhabilitant la politique sociale, en discutant avec les syndicats, en proposant une réforme agraire. Il espère un gouvernement allant de l’aile droite des sociaux-démocrates à l’aile gauche (si l’on ose dire) du parti nazi. Mais Schleicher se heurte à une double opposition. D’une part, le SPD refuse de le soutenir. D’autre part une partie de la droite, sous l’influence des lobbies agrariens, rejette son projet de réforme agraire ; le président Hindenburg lui-même, dont le fils Oskar est impliqué dans le scandale des « aides à l’Est », retire sa confiance dans son ancien protégé.
Pendant ce temps court – le gouvernement Schleicher ne dure que de moins de deux mois (du 3 décembre 1932 au 30 janvier 1933) – von Papen ne renonce pas et rencontre plusieurs fois les dirigeants nazis, dans les riches demeures d’un banquier (le baron von Schröder, à Cologne) et d’un négociant en vins et spiritueux (Joachim von Ribbentrop, près de Berlin). Il propose désormais la chancellerie à Hitler. Il reste à convaincre Hindenburg. C’est chose faite par l’intermédiaire de son fils Oskar, à qui on promet le silence sur ses « affaires » liées à d’éventuels détournement d’argent public – le fait est qu’Hitler, une fois au pouvoir, exonérera d’impôts les domaines de la famille Hindenburg…
Quand, le 28 janvier 1933, Schleicher demande une quatrième dissolution du Parlement en deux ans, Hindenburg refuse sèchement et le congédie. Comme prévu, le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier par le Président ; von Papen devient vice-chancelier avec la certitude de pouvoir circonvenir aisément le caporal autrichien : « Je vais tellement l’acculer dans un coin de la pièce qu’il va couiner », aurait dit von Papen de Hitler (Cité par J. Chapoutot, Les irresponsables…, p.14). Pourtant, cette comédie du pouvoir vire rapidement à la tragédie : les irresponsables dirigeants de la droite ont mis en place, par la présidentialisation du régime, tout un arsenal que les nazis sauront utiliser pour imposer une dictature.
Vers un Etat policier et milicien
Le travail de sape du parlementarisme a été fait par la bourgeoisie libérale-autoritaire au pouvoir entre 1930 et janvier 1933. L’exécutif s’est grandement renforcé au détriment du législatif, et peut gouverner sans majorité, même relative. Et cela s’est fait sans changer les institutions mais simplement en interprétant, de façon certes contestable, la Constitution de 1919.
Pire, des moments politiques très autoritaires ont été provoqués par le pouvoir en place, comme la prise de contrôle par le gouvernement fédéral du Land (Etat) de Prusse, de loin le plus important d’Allemagne puisqu’il rassemble environ les deux tiers du territoire: c’est le « coup de Prusse » de l’été 1932, au cours duquel les dirigeants légalement arrivés au pouvoir dans cet Etat de la fédération ont été remplacés sous le prétexte fallacieux de maintenir un ordre perturbé : le chancelier von Papen obtient de devenir « commissaire du Reich pour le Land de Prusse » et, à ce titre, de relever de leurs fonctions les ministres de cet Etat et de les remplacer à sa convenance.
Cela permet de nommer Göring ministre de l’Intérieur de la Prusse en janvier 1933, avec sous ses ordres d’importants effectifs de police. Dans son décret du 22 février 1933, Göring « assouplit » les règles de tir pour la police ; il recrute 50 000 policiers parmi les miliciens nazis de la SS et des SA et il autorise les milices nazies à pratiquer des contrôles de police. Bref, il peut légaliser aisément la violence nazie : le cadre avait été préparé par les « irresponsables » de la droite allemande, von Papen en tête, avant 1933.
L’incendie du Reichstag : un prétexte à la fin de l’Etat de droit
Dans la nuit du 27 au 28 février 1933, le Reichstag est incendié par un jeune communiste néerlandais, van der Lubbe. Selon l’historien Ian Kershaw, il aurait agi de façon complètement isolée et les dirigeants nazis auraient opportunément utilisé l’événement au profit de leur politique (Ian Kershaw, Hitler, Gallimard, Folio histoire, 1995, p.125). Dans leur ouvrage récent, J. Chapoutot, C. Ingrao et N. Patin penchent plutôt pour la thèse d’une manipulation de l’incendiaire par un groupe de SA :
[…] Le complot communiste dénoncé par les nazis a été réfuté par la justice allemande elle même car le Reichsgericht (« tribunal du Reich ») de Leipzig, qui a condamné van der Lubbe, a acquitté les responsables du KPD [parti communiste] et du Komintern qui avaient été inculpés. La thèse du Alleintäter (« un seul incendiaire », van der Lubbe) est techniquement réfutée. Le scénario le plus crédible est celui de l’initiative isolée, de la part d’un commando SA soucieux d’accélérer la transformation du pays par la violence, qui aurait aidé et accompagné un militant communiste peu avisé et isolé à commettre son forfait pour précipiter la fin du « bolchevisme » en Allemagne. »
Le Monde nazi, 1919-1945, p.163
Toujours est-il que l’incendie du Reichstag permet de sortir d’un tiroir, semble-t-il au sens propre, un projet d’ordonnance « pour la protection du peuple et de l’Etat », laissé par un conseiller du chancelier von Schleicher. L’ordonnance est signée par le président Hindenburg dès le 28 février au matin, alors que les cendres du Parlement sont encore chaudes. Elle met fin aux libertés d’expression, de réunion, d’association, à l’inviolabilité du domicile, au secret des correspondances, à la non-rétroactivité des peines ; elle permet d’incarcérer un suspect sans passer par un juge. Bref, cette ordonnance préparée avant l’arrivée au pouvoir des nazis et signée par un président non nazi, met fin à l’Etat de droit.
La fin de la démocratie
Enfin, le gouvernement dirigé par Hitler veut obtenir la possibilité de légiférer par décrets, sans vote du Parlement, par une « loi d’habilitation ». Pour cela, il lui faut, selon la Constitution de 1919, obtenir l’accord d’au moins les deux tiers des députés. Or, le Parlement vient d’être renouvelé après une quatrième dissolution en moins de trois ans. La campagne électorale s’est passée sous le régime de l’ordonnance du 28 février, donc avec des libertés très réduites. Les élections, malgré les pressions énormes exercées par le pouvoir, ne permettent pas aux nazis d’obtenir la majorité absolue (43,9 %) et encore moins la majorité des deux-tiers.
Qu’à cela ne tienne : les bienveillants députés du Zentrum (droite catholique) apportent leur appoint pour définitivement mettre fin à ce qui restait de démocratie parlementaire en Allemagne en votant le texte, le 23 mars 1933. Il est vrai qu’ils ont dû être sermonnés en ce sens par le secrétaire d’Etat du Vatican, Eugenio Pacelli, ancien nonce (ambassadeur) du pape en Allemagne et futur pape Pie XII, qui a pu appuyer la mesure en échange de la promesse de la signature d’un concordat (accord entre un Etat et une organisation religieuse), ce qui sera chose faite le 20 juillet suivant. La droite allemande est allée au bout de son irresponsabilité.
Ces deux textes, ordonnance du 28 février 1933 et loi d’habilitation du 23 mars, reconduite par acclamation tous les quatre ans, sont les seuls fondements légaux du IIIe Reich ; pour le reste, l’Etat continue de fonctionner selon la Constitution de 1919, jusqu’en 1945. On voit donc ici comment une Constitution, maltraitée par un pouvoir peu scrupuleux d’en respecter l’esprit, peut être détournée, utilisée à des fins que ses rédacteurs n’avaient pas nécessairement prévues : la présidentialisation d’un régime politique conçu comme parlementaire ; l’affaiblissement de l’Etat de droit ; le passage ensuite relativement aisé à un régime franchement autoritaire, une dictature, quand un mouvement ouvertement anti démocratique comme le parti nazi prend le pouvoir.
Tout est prêt pour l’horreur nazie
Il n’y a donc pas de rupture nette mais plutôt un glissement de la démocratie parlementaire, qui fonctionne jusqu’en 1930, vers la République présidentielle puis vers un régime franchement autoritaire. On peut noter les continuités importantes, comme le soutien qui ne se dément pas des élites militaires, économiques et financières, et même en grande partie universitaires, au régime nazi.
Parmi les illustrations de cette continuité la personnalité – peu connue – du comte Johann Ludwig Schwerin von Krosigk, ministre des Finances sans discontinuer du cabinet von Papen (1932) aux derniers jours du IIIe Reich en 1945 ; il en est même le dernier chancelier après les suicides de Hitler et Goebbels les 30 avril et 1er mai 1945 ; songeons qu’en sa qualité de ministre des Finances, il a eu à budgéter les camps de concentration puis d’extermination et l’ensemble du génocide des Juifs… Il est condamné à 10 ans d’emprisonnement après la guerre mais est libéré dès 1951 et termine sa vie paisiblement, en 1977, à l’âge de 89 ans.
Ou encore Franz Gürtner, le juge qui a fait libérer Hitler de manière anticipée en 1924. Il devient ministre de la Justice dans le gouvernement von Papen en 1932 et le reste jusqu’à son décès (mort naturelle) en 1941, non sans avoir organisé l’aspect judiciaire des arrestations massives des opposants politiques au IIIe Reich ou les exécutions de la Nuit des longs couteaux (1934).
Le vieux maréchal-président von Hindenburg, quant à lui, s’éteint en août 1934. Son fils Oskar demande officiellement que la charge de son père soit alors attribuée à Hitler, qui cumule désormais la charge de chancelier et de chef de l’Etat. En récompense, le très médiocre Oskar von Hindenburg, est promu général ; son seul fait d’arme sera de commander des camps de prisonniers soviétiques durant la Seconde guerre mondiale. On sait les maltraitances inouïes auxquelles ces malheureux étaient soumis.
Tout cela s’explique par une large communauté de vue entre cette droite nationaliste, libérale et autoritaire et les nazis : ils sont tous favorables à l’expansion du pays, à la condamnation du Traité de Versailles et la volonté de revanche ; ils partagent la même idée, nous dirions néolibérale, de l’économie dans laquelle les finances publiques sont utilisées à destination des entreprises – notamment par une commande publique considérable, dans l’armement en particulier, au détriment des droits sociaux ; ils ont une même considération racialiste de la société, qui se traduit notamment par un antisémitisme très largement partagé.
A l’inverse, Hitler et les nazis au pouvoir ont montré une rancune tenace envers tous ceux qui ont pu agir pour les empêcher d’arriver au pouvoir : ils sont physiquement éliminés, comme l’ancien chancelier von Schleicher, sauvagement assassiné avec son épouse, ou Strasser, l’ancien n°2 du parti nazi, éliminé lors de la Nuit des longs couteaux (1934). L’ancien chancelier Brüning, qui avait fait interdire les SA et les SS, doit vraisemblablement son salut à son exil aux Etats-Unis dès 1934. Sans parler des opposants politiques affirmés, à commencer par les communistes, premières victimes des camps de concentration – le premier est ouvert à Dachau dès le 20 mars 1933.
A suivre:''Les irresponsables sont toujours là.''