Les irresponsables sont toujours là
Face à cette tragi-comédie du pouvoir, admettons être tentés par la reconnaissance de quelques traits communs avec notre actualité. Alors, bien entendu, l’histoire ne se répète pas, les circonstances sont très différentes… Mais un air familier frappe nos sens en lisant l’histoire qu’a synthétisée Johann Chapoutot. On croit retrouver ici et maintenant les mêmes irresponsables. Nous ne saurions que trop recommander de lire, après l’essai historique sur ceux qui ont « porté Hitler au pouvoir », l’épilogue qui clôt l’ouvrage (Les irresponsables…, pp.271-293.), passionnante réflexion sur l’écriture de l’histoire et les rapports entre le passé et le présent.
De fait, les liens existent entre l’Allemagne du début des années 1930 et la France d’aujourd’hui. Ainsi, J. Chapoutot rappelle que la Constitution de « notre » Ve République a été directement inspirée par celle de l’Allemagne de 1919, modifiée par la pratique présidentielle du début des années 1930. En effet, un des principaux rédacteurs de la Constitution de 1958, René Capitant – dont la lutte très précoce contre le fascisme, jusque dans la Résistance, n’est pas à démontrer – était professeur de droit à Strasbourg dans les années 1930.
Il publie en 1932 un article dans lequel il prône pour la France un pouvoir exécutif fort, sur le modèle de la Constitution allemande, pour faire face à l’instabilité parlementaire qu’il observe sous la IIIe République française ; puis il publie en 1934 La réforme parlementaire, ouvrage dans lequel il pointe les faiblesses du régime parlementaire et plaide une fois de plus pour un exécutif plus fort.
Il y a donc un cousinage logique entre les deux constitutions, allemande de 1919 et française de 1958, René Capitant ayant puissamment participé, aux côtés de Michel Debré, à la rédaction de cette dernière. Ainsi l’article 48-2 de la constitution République de Weimar a inspiré « nos » articles 16 (pouvoirs exceptionnels pour le président) et 49-3 (loi adoptée sans vote des parlementaires) que seule une motion de censure peut contrer, comme dans l’Allemagne de Weimar.
Et, comme dans l’Allemagne des années 1930-1932, la pratique de cette constitution peut s’éloigner de son esprit initial. Ainsi De Gaulle lui-même a-t-il détourné l’article 11 de sa propre constitution pour faire ratifier par référendum l’élection du président au suffrage universel direct, en 1962 (voir notre article sur la motion de censure de 1962), afin de passer outre l’avis du Parlement (article 89).
Pour aller plus loin : D’une motion de censure à l’autre : 1962, 2024, deux crises et deux tournants dans l’histoire de la Vème République
De même, on a vu plus récemment l’utilisation d’un bestiaire constitutionnel insoupçonné de la plupart des citoyens pour couper court aux débats sur la réforme des retraites en 2023 : l’article 47-1 permet de limiter la durée des débats dans les assemblées sur les projets de loi de finance, le 44-3 permet de ne retenir que les amendements du gouvernement lors de débats dans une des assemblées, et bien entendu l’inénarrable 49.3 qui entraine l’adoption d’une loi sans vote des assemblées, sauf si une motion de censure est votée. Ajoutons le droit de dissolution de l’Assemblée par le président, selon l’article 25 pour le Reich, l’article 12 pour la Ve République française.
Ainsi, des traits de la vie politique allemande du début des années 1930 peuvent se retrouver dans notre actualité, du fait de cette relative proximité des cadres institutionnels. Avec la montée – ou la remontée – de l’extrême droite en France, la partition de l’Assemblée nationale en trois blocs (bloc de gauche, bloc bourgeois, bloc d’extrême droite), décrite par Stefano Palombarini dès 2022 et reprise récemment (Extrême droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, 2024, pp.29-40.) rappelle furieusement l’analyse du ministre de l’Intérieur von Gayl en 1932, décrite plus haut.
De même la décision du Parti socialiste de ne pas censurer le budget socialement destructeur du gouvernement Bayrou renvoie inévitablement, sans passer sous silence les différences qui peuvent exister, à la « politique de tolérance » du SPD à l’égard du gouvernement Brüning (1930-1932).
Le discours du « bloc bourgeois » qui renvoie dos à dos « les extrêmes » en réalité pour discréditer la gauche et légitimer l’extrême droite, nous incite à étudier la politique et le discours d’un von Papen à l’égard du camp « marxiste ». Terminons sur cette réflexion du chancelier du Reich le 4 novembre 1932. Il y dénonce le « bolchevisme culturel » (il mêle ici les communistes et les sociauxdémocrates) comme aujourd’hui ses héritiers politiques pourraient parler de « wokisme » :
« Le bolchevisme athée veut nous priver de religion, de famille et des droits de la personne pour nous imposer le carcan des méthodes collectivistes et ainsi signer l’arrêt de mort d’une culture millénaire. Aucun moyen ne peut être assez violent pour faire disparaître du sol allemand la doctrine de ces faux prophètes. »
Franz von Papen, discours radiodiffusé, 4 novembre 1932, cité dans : J. Chapoutot, Les irresponsables…, p.196.
Les cadres sont alors en place pour l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Les irresponsables !
Par Sébastien Poyard, professeur d’histoire-géographie, Vesoul
Ouvrages consultés
Notre référence
– Chapoutot (Johann), Les irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? Gallimard, 2025.
Mais aussi
– Chapoutot (Johann), Ingrao (Christian), Patin (Nicolas), Le monde nazi, 1919-1945, Tallandier, 2024.
– Chapoutot (Johann), Histoire de l’Allemagne de 1806 à nos jours, PUF « Que sais-je ? », 2014, plusieurs fois réédité.
– Chapoutot (Johann), Ingrao (Christian), Hitler, PUF, 2018.
– Kershaw (Ian), Hitler, Gallimard Folio histoire, 1995.
– Palheta (Ugo, dir.), Extrême droite : la résistible ascension, Editions Amsterdam, les livres de l’Institut La Boétie, 2024 (préface de Johann Chapoutot, postface de Clémence Guetté).